- Menu Possibles, nouvelle série n° 7, avril 2016
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Henri Meschonnic, Écouter Éric Brogniet
reprise de l’étude publiée par Autre Sud, n° 39, décembre 2007 — [première partie]
Toute lecture, toute écoute est fragmentaire. Une voix est un monde. Et Eric Brogniet est une voix.
Je ne parcours ici, de lui, que quatre livres, mais, du Feu gouverne de 1986 à Ce fragile aujourd’hui, de 2007, c’est plus d’une vingtaine d’années de vie. Sans oublier plus d’une vingtaine de livres, avant, et une reconnaissance de cette voix.
Jean Orizet, en préfaçant Le feu gouverne [1] qui a eu le prix Max-Pol Fouchet 1986, disait que c’est d’abord « une poésie de l’effusion « et que chez lui « le poème reste la forme la plus élaborée de l’exorcisme ». Alain Bosquet, au dos de « Dans la chambre d’écriture » le disait « un homme au diapason de nos calmes abîmes ».
Dans « Le feu gouverne », le vivant qui parle est sur la défensive : « Il est temps d’armer la mémoire » (p .11). La peur revient souvent, l’épouvante, « l’angoisse qui taraude » (p.63). La parole est celle d’un tu et d’un je, et elle passe au nous : « Tu écoutes le monde/les blasphèmes/les vertiges cassés (…) Tu célèbres/la moelle/de l’amour » (p.64). Il y a de « l’ombre dans la voix » (p.21), mais « nous portons vie/conjonction fragile » (p.29), et « nous marchons avec nos pauvres voix » (p. 30), « contre la vie/cassée » (p. 30).
Il y a là un sens du cosmique : « Ombilic parfait du monde/que tu cherches que tu loues/dans le chant renouvelé/des lèvres et des pierres » (p. 44). Avec une interrogation sans réponse : « Combien de jours encore/pour discerner la cendre du sable/Pour porter toute lucidité/à son incandescence » (p. 46). Une révolte : « Notre révolte est une forme supérieure de l’amour » (p. 65.). Et une force : « Notre force couve/au secret de l’épaule » (p. 65). C’est le sens de vivre : « Toute ta durée coule/dans tes veines de veilleur » (p. 68), passant par « la longue patience des mains » (p. 74).
En créant des mots : « un temps fromental » (p. 32). Avec des descriptions qui n’en sont pas : « Vers le soir les fumées dansent. Nous avons faim de leurs architectures où jouent l’air bleu et le parfum rouillé des bois » (p. 23). Et des expressions fortes : « J’établis ma résidence dans la métamorphose » ((p. 25). Jusqu’à dire : « Je travaille à la folie » (p. 27). Double sens.
Le feu gouverne est de son propre dire un « trajet initiatique », « recherche d’un paradis perdu », « tension lucide et éclairante » (p. 78). L’invention d’une mythologie personnelle et collective : « l’homme s’accomplit/éternel marieur d’oiseaux/et de migrations » (p. 39).
Dans la chambre d’écriture [2] commence aussi par une préface, de Jacques Crickillon, qui évoque une quête initiatique à travers le « cycle de l’angoisse et de la ferveur ». Eric Brogniet commence : « J’écris la déchirure d’être/dans le travail du temps » (p. 9), « Avec nos mains trouées d’absence » (p. 10). Il invente « l’obscuration du désir » (p. 13), « l’effluence du temps » (p. 13), la « chute incise des jours » (p. 26), « Nous sommes charrués/Aussi par la simplicité/De la douleur » (p. 52).
Cette chambre d’écriture est inquiétante : « Toujours vivant/Dans une chambre habitée/Ou bien inhabitée » (p. 18), tout comme le trajet de vivre : « L’inabouti l’arrachement/seront nos seuls passages » (p. 23). Parler, c’est « nous taire en chaque mot » (p. 24). Mais il y a « la beauté qui erre/Et nous traverse à l’improviste » (p. 24).
Dans cette chambre, c’est le vous qui prédomine : « Vous êtes solitaire comme une chambre abandonnée » (p. 31). Un vous s’adresse au singulier : « Vos lèvres ont le poids des colombes » (p. 33), conjugué avec un nous : « Un orageux bonheur/Frappe à nos cœurs son dessein » (p. 33), et opposé à un je : « Votre beauté me défigure/Moi qui suis couché dans les fatigues (…) J’écris/ma propre solitude sous la cendre des jours » (p. 34). La beauté est plus forte que l’angoisse, qui a disparu de ce moment d’écriture : « Nous parlons une langue qui déplace la lumière » (p. 36).
La parole du poème est ce qui dit l’indicible : « L’inattendu fore, foudroie nos regards » (p. 41), et qui peut évoquer « les éboulements de la parole » (p. 42). C’est le paradoxe du poème, de dire « cette parole qui nous dépouille/Un peu plus chaque jour/De nous-mêmes » (p. 43). Parce qu’il y a « la belle assiduité de la vie » (p. 44), le poème tient la contradiction qui oppose la mort à la vie : « Dans le livre on entre dans sa propre mort (…) Mais chaque mot comble aussi l’oubli/ Chaque parole est un retour/Vers l’origine en grand secret/Et la porte battante du livre/Avec elle suscite l’amoureuse mémoire » (p. 45).
C’est le vivre-écrire qui peut dire : « chaque lettre est une chambre claire/Une chambre noire où l’un et l’autre/Nous entrons dans le plus grand dénuement » (p. 48). On n’habite pas dans la chambre d’écriture. D’ailleurs, aussitôt il est parlé de « la chambre des arbres » (p. 49). Il y a seulement : « Nous avançons dans la simplicité/Dans la grande beauté du monde/Blessés par l’éclair des douleurs » (p. 51). Et ce mot fort : « Parler c’est exister » (p. 54). Ce roman de la parole dit : « La beauté insoutenable nous traverse/Et nous demeurons nous vivons des traces/Qu’elle laisse en son passage » (p. 58). Il s’agit de « parler contre la mort » (p. 63). C’est la solidarité de la parole / poème qui fait la clôture / ouverture du livre : « En vous montrant mes déchirures / J’apaiserai les vôtres » (p. 66).
Autoportrait au suaire [3] n’est pas des poèmes, mais Poème. Ce sur quoi insiste Christophe Van Rossom, au dos du livre. Ce qui m’attache aussi, c’est l’épigraphe initiale, de Gaston Miron : « L’homme de ce temps porte le visage de la Flagellation ». Et le livre commence, il y a neuf séquences, par une suite intitulée La tentation de Saint Antoine, suivie de L’agonie au calvaire. Cela donne le ton : « Un seul, dont la nuit/Eclaire notre jour » (p. 18). Dans L’agonie au calvaire, « Une calme épouvante me visite la nuit » (p. 21). Il y a une hantise du « sang sacrificiel » (p. 21), une attente de « la neige noire de l’oubli » (p. 22). Et le lecteur ne peut que se redire : « Je ne sais qui parle en cette nuit » (p. 23). Cela se passe « En cette chambre pleine de désordre/Qu’on appelle mémoire » (p. 224), en « buvant à la plus proche étoile » (p. 26). Car il y a « l’allègement miraculeux/Qui nous étreint/Et dans cette parole/L’au-delà des paroles/Qu’à tout jamais/L’on n’atteint » (p. 28) …— Continuer la lecture
[1] Le Feu gouverne, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1986.
[2] Dans la chambre d’écriture, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1997.
[3] Autoportrait au suaire, Lausanne : L’Âge d’Homme, 2001.