Ève de Laudec in Possibles n° 7, avril 2016]

Ève de Laudec, Vieillir
[La page “découverte” de Possibles, nouvelle série n° 7, avril 2016]

couverture de LaudecAbsurde de vieillir au printemps
S’accrocher à l’air d’un rien griffant la peau quand renouveau    quand renaissance    quand éclosion
Ne plus s’émerveiller des pousses nubiles quand rameaux tortueux
L’envie s’englue    l’ennui s’étend    sans autre relief que celui d’un repas frugal
Ramper au sable émouvant

Il se tient devant la façade
Il suffirait de franchir l’un des espaces ouverts  pour se retrouver encore dehors    coté pile
Il fait doucement tiède ici    coté face
Un bruyant murmure de vie l’entoure    oppressant    dérangeant
Il suffirait d’un pas pour goûter la silencieuse cacophonie   juste passer le seuil    très passer la façade
Rien ne sert de mourir il faut partir avant    Détachement
Pourtant un fil le retient fixé à l’extrémité de sa mémoire marionnette
Il se cale dans l’encoignure d’un vide

S’asseoir    surseoir    antichambre de l’inexorable
Mains nouées ventre sec il retient le présent
Décompose le passé en pelotant les poignets veineux des jours
Il oublie que le jour s’oppose à la nuit
Suivre sa canne au crépuscule en petits pas coûteux entre fauteuil et vaisselier
Habitude garde-vie
Et quand le soleil donne au demi-matin    il dîne
Il remonte le temps comme les bretelles de son pantalon flottant
Ses songes effleurent son enfance avec ses agaceries    ses sourires béats    ses caprices    ses bouderies    ses colères éphémères

La certitude se délave
Garder les couleurs des vibrations    encore un peu    Que diable    Que dieu    Que vous
Qui es-tu vous ? Ma fille ? Je ne vous connais pas. Ma mère patiente devant l’école
Murs d’école au goût tavelé    pierres salpêtre émoussées    moussues
Les fissures s’exhibent sur sa peau composite    s’effritent    léguant son seul fronton

Tu es là, maman, à battre le talon sur les pavés pour te réchauffer, tu vas souffler sur mes doigts rouges, ceux que le maître cinglait de la règle en bois, tu vas souffler sur mes pieds chiffonnés, sur mes yeux éclatés, maman… Attends-moi ! Il ne faut que quelques pas pour te rejoindre…

Seul
Se découvrir seul en un monde étranger
Les repères ont fichu le camp    fichu à carreaux dont Grand-mère nouait les pans autour de son goûter et l’accrochait sur un bâton de pluie
Il s’endort brusquement sur cette image
Le tourbillon de ses brèves pensées s’abat sur le coussin veuf du chat roux

Ève de Laudec, Les Petites Pièces rapportées, Chum éditions, 2014, avec l’autorisation de l’auteur

Ève de Laudec a publié plusieurs recueils dont Les Petites Pièces rapportées, préfacé par Robert Notenboom, d’où est extrait ce poème. On peut se reporter à son site intitulé L’Emplume et l’écrié qui, dès le titre, annonce sa pratique jubilatoire de la langue, où on lira aussi des nouvelles.

Hier : Yves Martin, entretien Ière partie —>

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