Meschonnic lit Éric Brogniet [fin] in Possibles, n° 7, avril 2016

Henri Meschonnic, Écouter Éric Brogniet
reprise de l’étude publiée par Autre Sud, n° 39, décembre 2007 — fin

C’est la continuité, avec les livres qui précèdent, et, en même temps le ton propre de ce Poème. Vient Petite sœur des abattoirs, et « En ces dentelles, petite soeur/Et tes cheveux, les larmes de l’humanité/Coulent sans discontinuer » (p. 34), « Petite sœurs des abattoirs/j’ai froid et je pleure dans le noir » (p. 14). Puis c’est La nuit foudroyée. Le fusionnel avec le comble de la douleur, où la limite s’efface entre une ancienne histoire sainte et le séjour d’ici de la parole : « Nos mains sont trouées/Nos bouches pleines de cendres/On a baillonné nos cris dans la blancheur qui nous efface » (p. 46). On ne sait plus de qui il s’agit, ni quand. Le passé, et quel passé ? est au présent : « Accouplements obscènes des fosses communes » (p. 48). L’irréel plus réel que le réel : « Sur le ciel éventré dansent nos mains coupées » (p. 48). L’histoire sainte est seulement allusive : « Lève-toi et Marche ! disait-il devant la foule incrédule » (p. 51), ou « Du rocher, il a fait jaillir pour eux de l’eau/Il a fendu le rocher et les eaux ont coulé ! «  (p. 53). En fait c’est à vous s’il vous plaît que ce discours s’adresse, maintenant : « Vous parlez dans un brasier fugitif/Clameurs des muets, paroles des sans voix (…) D’autres se lèveront pour dire/Ce que l’on vous vola sur les lèvres » (p. 55). Une fois : « Ainsi Job se lamente et vos plaintes ne cessent de monter/Aves les siennes face au ciel vide au ciel livide » (p. 57). Mais ce n’est qu’une comparaison. La réalité dépasse le morbide : « Le coquelicot frémit dans nos orbites (…) le merle et le pinson chantent dans nos os » (p. 58). L’apocalypse à chaque mot : « La blessure de la pensée saigne toujours » (p. 61). Et malgré tout, « Nous étoilons d’un feu plus pur la concrétion des cendres » (p. 62).
Cinquième séquence, celle qui donne son titre au Poème, Autoportrait au suaire. La parole s’enchriste dans une identification fantasmatique et étendue à nous : « Nous déchiffrons l’alphabet des astres/Qui s’éloignent à tout jamais » (p. 72). Et « On reconstruit ce soleil qui nous creuse/Dans le noir glissent les nébuleuses » (p. 81). Puis le christique se dilue dans « La vie douloureuse/Où nous sommes » (p. 83). Mais non, on ne sait plus où on est, le désert revient, « Notre sanglot qui labourait la bouche/Tout pareil à ces pierres/Que le vent pulvérise » (p. 84) — « Et ma bouche est votre ulcère » (p. 89). Une sagesse en sort : « Nous marchons aux abords /De nos propres blessures » (p. 102), et c’est l’amour qui mène : « Mais l’amour ne finira jamais/Disait-il sur la route d’Ephèse » (p. 104).
L’étrange change de registre, avec Ode aux maternités noires : « O mère dénaturée mon éclatant tombeau mon passage/Et ma perpétuité, à ton corps défendant/L’abaissement fut ma révélation/Et la mort ma résurrection » (p. 109). Les jardins de Tévar ouvrent une espérance : « Nous marchons dans le lait léger/De cette lumière et tu ouvres les yeux/Dans l’appétit du monde ô ma fille » (p. 112). Même si la souffrance est toujours là, « Est-ce apaisement dans les brisures ? » (p. 116). Que ce soit une interrogation est déjà de l’espoir. La mythologie se déplace : « Race de Caïn, race altière/Dans le jardin de Tévar/Le jour durant et mille nuits/Pesant sur leurs paupières » (p. 118).
Célébration de la lumière apporte surtout « le secouement des noirceurs » (p. 124), « Et la lumière est noire/Des jeunes années » (p. 125), mais « Nos lèvres sont habitées/D’un tremblement muet/Où parle avec le soir/Le silence qui nous blanchit (p. 127).
Autoportrait au suaire s’achève sur Le livre brûlé, et une présence du féminin : « A Herztlyia, dit-elle/Et son regard est beau comme la mer/Le ciel et la mer c’est pareil/Et il la regarde rire » (p. 139). Un féminin qui se métamorphose : « Mange-moi, dit-elle, et ne laisse rien de moi/Je suis la terre d’exil/Le pays de lait et de miel » (p. 140). Le fabuleux domine : « Nous marcherons dans le désert quarante jours durant/Au milieu de ce qui titube infiniment » (p. 150). Mais « Lisons ici entre les lignes de la vie » (p. 159).
Livre mystérieux et grave, qui finit sans finir.
Quelle folie, la poésie. C’est pourquoi elle nous est nécessaire, vitale. C’est un peu sous cette invocation que commence Ce fragile aujourd’hui [4], sous la double évocation de Cioran et de Majnûn, le poète fou. Et, paradoxalement, comme la fragilité est une force, poétiquement. Ce que dit Eric Brogniet. La force d’écouter l’infime. C’est ainsi que commence ce livre : « Nous entendons l’infime/Nous conjurons l’insignifiant » (p. 12). Tout un autre climat, au féminin : « Elle parle dans la forêt/Elle passe avec ses lèvres/Dans les bois profonds/Et la forêt s’enflamme » (p. 16). J’aime : « La bouche écoute/le silence sous les mots » (p. 19*). C’est une méditation par instantanés qui se succèdent avec une sorte de vitesse : « Il n’y a d’absence/Que de soi à l’autre » (p. 33). C’était la première partie de ce livre, avec le titre Rivière des prairies, mais sans description aucune. Six séquences composent Ce fragile aujourd’hui, chacune commence par un poète. Les poètes sont aussi ceux qui, et par qui, les autres poètes existent.
Un silence indéchirable commence avec Joë Bousquet : alors, « le monde entre et sort de lui/D’une manière épeurante » (p. 41). C’est « L’éphémère porté à son comble/Et dont il ne restera rien » (p. 45). Question sur question : « Qu’attendons-nous de l’autre ? » (p. 48). L’enjeu : « Car toute vie est à réinventer » (p. 54). La sensualité de la vie : « Conjoindre des épaules de collines/A des courbes de femmes/comme le rêvait Cézanne » (p. 56).
Yeats ouvre Sous un ciel infini d’inquiétude : « Je veille avec le vent dispersé et je comprends vos rêves/En langue étrangère sous un ciel infini d’inquiétude » (p. 65). Roland Giguère donne le conseil initial à Etat d’urgences. La question est « Comment vivre ? » (p. 74). Avec tout un lexique de la maladie : « Le lamento funèbre d’une civilisation/Dont le cancer fait de chacun de nous/Le filament, la métastase » (p. 75), « Et il l’entend hurler de comas en comas /Sous le masque à oxygène » (p. 77). Passage douloureux, mais « Un feu d’étables bondit dans le cœur/De celui qui revient de ses doux enfers » (p. 80).
Puis Orphée sous le ciel d’Orion est sous le titre de René Char, avec la présence trouble encore des mots de maladie : « Quand le cœur est un orage/Et qu’il y neige des tumeurs » (p. 84), qui se transpose en vérité de vie et du poème : « Je n’ai plus besoin d’images/Pour dire ce feu qui me traverse » (p. 85). C’est tout le sens du livre : « La seule force qui soit tranquille/Viendra toujours du fragile » (p. 86), et « Il est traversé d’indicible » (p. 87). Il y a comme un espoir du désespoir, à perdre la raison, dans ces poèmes, sans que rien de précis ne soit saisissable : « On ne bâtit bien qu’au cœur de l’énigme » (p. 109).
Dernière séquence, L’olivier de Souk Ahras, titre que reprend seulement « Pleurer en silence sous cet arbre » (p. 115) car c’est un combat d’amour et de mort, de désir et de douleur, que raconte sans raconter cette suite amoureuse, où elle est « Donneuse de vie et donneuse de mort » (p. 119), et « Nous serons le feu dans les yeux des ténèbres » (p. 120), « quand nos yeux s’ouvrent/sur l’infini de ce qui nous tue » (p.121). Mystérieuse « scène sacrificielle » (p. 122). Livre impressionnant, troublant.
Je n’ai fait que suivre, écouter une parole poétique de plus d’une vingtaine d’années, dans les quatre livres. Dans l’œuvre émouvante d’Eric Brogniet parle à la fois le concret sensible et sensuel de la vie, et comme l’invention de sa propre mythologie, où la limite s’efface entre une ancienne et nouvelle histoire sainte, et l’histoire humaine amoureuse/douloureuse. C’est cela tout ensemble qui s’entend dans ses poèmes, et qui continue.

Henri Meschonnic, Écouter Éric Brogniet, in Autre Sud, n° 39, décembre 2007 [avec l’aimable autorisation d’Éric Brogniet]

[4] Ce fragile aujourd’hui, Châtelineau : Le Taillis Pré, 2007.

Découverte : Ève de Laudec —>

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