Patricia Suescum in Possibles, nouvelle série n° 6, mars 2016

Patricia Suescum, trois poèmes inédits
[La page “découverte” de Possibles, nouvelle série n° 6, mars 2016]

portrait P. SuescumÀ ne voir l’Autre que sous le prisme du désir, un pan d’obscurité se détache de l’œil et couvre les trois quarts de l’Être.
La chair m’inflige ses assauts, dont je suis lasse ; la question reste en surface et dérive sans capter mon attention.
Et parce que je ne suis pas ce que l’on veut voir de moi, je détourne le regard et cherche en vain le terrain vierge de constructions massives, où la place offerte n’est pas celle d’une statue gigantesque créée par la main de l’homme.
Que l’on me donne autre chose qu’un chant de coq, aussi criard qu’un réveil matin, quand je n’aspire qu’au calme d’une conversation.
La femme déborde, l’être vivant s’ennuie.

 Mémoire en désordre ; je garde de toi l’attente irrésolue, le manque, l’acceptation, les mots à double sens, le sens du ridicule, le deuil d’une conscience, éteinte, aveugle ; je garde de toi l’odeur du désir, grappe de soleil rangée dans un tiroir, étincelle éclatée sur un sol mouvant, le vertige des rêves gâchés.
Et je laisse entrer la brûlure, migraine des grands soirs, où ton nom frappe le nerf optique et glace le front moite de ma fièvre.
L’aube comme une gueule de bois, un couteau sorti de mon crâne, que le jour cicatrise en surface ; main ouverte, étoile sur la crevasse.
L’écho d’un souffle suffit ; la réalité se crispe, convulse et donne du monde une image atrophiée, réduite au contour d’un regret fantoche, à deux centimètres de douleur insoluble.
Des lendemains rongent la corde, échappent au nœud coulant, la vie est fin stratège…
Je garde de toi un voile de solitude planté dans l’œil.

 Aux chants des pierres noires jonchant le sol comme derniers cris lucides, de cette humanité écrasée sous le poids instable des générations, de ces manifestations d’effroi pétrifiés dans l’œil de celui qui voit… de celui qui ressent et entend son cœur comme une décharge d’éclairs instantanée…
Lève ton bras de poussière sous la couche glaciale d’un corps tendu comme un cierge, dont la flamme ne réchauffe qu’un désert de plus…
Entends la lumière d’outre tombe qui dort comme un soleil écarté de la scène et brûle de sa puissance à ne jamais rendre les armes, à ne jamais se défaire de la promesse de l’aube
Et gueule comme la terre qui s’échine à survivre sous le pas du guerrier, sous la cloison de l’ombre, sous la face d’un idéal s’étiolant plus que tous les désirs réunis dans la paume d’un enfant ; les enfants que nous sommes dans l’éternité d’un chant oblique qui danse de la lune au croisement secret de l’espérance jamais éteinte.
Danse sur la braise puisque le feu est terre natale et ne retiens que le frisson du néant qui balaie ta joue aux quatre coins de l’enfer que l’on nomme existence…
Et puisqu’il n’y a ni gagnants, ni perdants, creuse sous le voile d’apparence et gave-toi d’absolu…
Qu’elle soit longue l’agonie de vivre, qu’elle soit vengeance sous le pli de l’oubli…
Gagne du terrain et grave ta propre tombe d’une lettre d’or…
Que la lumière se penche sur ton sommeil…
Et se reflète dans l’œil de celui qui a vu…

Patricia Suescum a publié un premier recueil intitulé Noire d’encre, 2012, éditions Petits tirages, Paris 17. On peut y lire la présentation de son écriture. Ces vers de jeunesse ne passent-ils pas le stade des promesses, ne sonnent-ils pas juste : « Sans toi je fais l’amour avec la mort, / Dans ces draps humides et froids. / Dans l’absence de tes bras, / Mon corps résigné ne bouge pas. » Elle est présente sur le blog de Sylvie Besson pour y avoir donné un beau poème de René Daumal, “La Peau du fantôme”. – [Notule de Pierre Perrin, 12 février 2016]

Hier [n° 3, 1975] : André Laude —>

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