Michel Baglin lu par Jacqueline Saint-Jean in Possibles n° 5, févier 2016

Jacqueline Saint-Jean, Les mots de passe des vivants
Étude inédite de l’œuvre de Michel Baglin

S’il écrit aussi des nouvelles, récits, romans, essais, du théâtre, des critiques, la parole poétique reste pour Michel Baglin « primordiale ». Son œuvre se veut « de plain-pied avec la vie » Mais le réel se dérobe, inépuisable. Le poète cherche à ouvrir des passages : vers le monde, vers les autres, vers « la part obscure de soi ». Prendre et « reprendre pied », mot clé récurrent, pour s’ancrer à la terre, mû par la faim d’aller, explorer, déchiffrer, arpenter les rues, les gares, les pentes, car « l’ici bas n’est pas acquis ». Retrouver ce qu’il appelle « pesanteur ». Pour s’écarter des formalistes, des éthérés, et rappeler « la perte de réel » à l’œuvre aujourd’hui. Pour intensifier la présence au monde. Redonner au vécu sa densité, son épaisseur, son humus de mémoire et de songe, lui donner du corps : « lente approche/de l’œil/et de l’oreille/de la bouche /et du nez /jusqu’à toucher du doigt/ l’étrangeté ». Ainsi se forge une écriture sensuelle, ardente, comme camusienne. Redonner « du poids aux mots », par leur histoire, leur son, leur charge affective, leurs échos multiples : que l’image fuse, éclaire : « poème / chien d’aveugle », que le rythme et le souffle portent l’émotion, un air de jazz ou de saudade. Peser est aussi « porter à conséquence », relayer l’avancée humaine, en « chercheur d’avenir ». « Pesanteur » ainsi conçue n’empêche en rien de « s’inventer des ailes ». Engendre plutôt une vibrante célébration de la vie, que « l’alcool des vents » déploie en vagues de versets incantatoires pour « rendre grâce » à « tout ce qui nous vivifie, nous féconde, nous amplifie ».

Ouvrir aussi d’autres passages. Vers les sciences dans « L’obscur vertige des vivants », « verticaux, incertains », « au texte obscur/ de nos cellules/ assujettis ». Vers l’Histoire où se lèvent « les insurgés de 14 », ceux de 68 ou les migrants actuels. Vers les « frères par l’art et le chant », musiciens ou écrivains. Inoubliables photos de Jean Dieuzaide qui suscitent ces « Chants du regard » magnifiant la « flamme » d’un arum ou la gitane « souveraine ».

Car « écrire c’est toujours un peu chercher l’Autre en soi ». Incessant travail de mémoire, ravivant l’enfance, sa fascination pour les trains, ses rêves, ses blessures, ou dialoguant face à face avec « l’adolescent chimérique ». Empathie pour les anonymes, les exilés, « un frère de comptoir » ou la passante « fabulée ». Mais « L’Autre n’est pas facile », « il me bouscule, m’interpelle », réveille les vieilles peurs. En lui tout n’est pas à approuver. « Cabré » contre tout ce qui bride l’émancipation humaine, le poème « peut montrer les dents », « contre ces dévots abrutis de certitudes », ou contre une société « où l’homme est réduit au chaland ». Et la désillusion gagne, face à «ce présent qui s’absente », dans la nostalgie des rêves d’avenir floués.

Au cœur du poème s’ouvre ce vertige qui creuse les évidences et les mots, ouvre des interrogations essentielles. Qu’est-ce qu’être au monde ?. « Labourés par l’écriture, qui était l’homme et qui le reflet ? ». « Ne s’est-on pas payé de mots ? ». Mais ce vertige même nous pousse en avant, avec « cette ivresse qui persiste quand tout déchante ».

L’œuvre, fraternelle et fervente, redit avec force que seule la parole nous « vertèbre », nous « débusque », nous relie. Et que « le chant des hommes est un sang qui revigore le mien ».

Jacqueline Saint-Jean, Étude inédite à la demande de Pierre Perrin, décembre 2015

Née à Saint-Gelven, Côtes d’Armor, Jacqueline Saint-Jean vit dans les Hautes-Pyrénées, près de Tarbes. Co-fondatrice puis rédactrice de la revue Rivaginaires (1980 2009), membre du comité de rédaction d’Encres Vives, participe à nombre d’actions poétiques, lectures publiques, expositions, multiples ateliers d’écriture depuis 1973, correspondances, rencontres avec lecteurs enfants et adultes… A publié une trentaine d’ouvrages, poésie, roman, livres d’artiste, textes, nouvelles, articles dans de nombreuses revues et anthologies. Traduite en anglais, bulgare, russe. Dernière publication :  Dans le souffle du rivage, éditions Tertium, 2015. « Dans le prolongement de Chemins de bord, la voix qui parle dans L’ombre des gestes nous entraîne irrésistiblement dans sa quête d’un territoire intérieur, d’un espace originaire qui est celui de la vie et du poème. » [Jacques Ancet]

Découverte : Marilyne Bertoncini —>

Page précédente —  Imprimer cette page — Page suivante